Alors que le pays traverse une pénurie croissante de personnel de santé, de nombreux médecins formés localement choisissent de poursuivre leur carrière à l’étranger après leurs études. Si le ministre de l’Éducation nationale, François Havyarimana, a minimisé ce phénomène lors d’une séance au Parlement, en l’attribuant à une simple « illusion de vie meilleure en Europe », une enquête de Burundi Facts montre une réalité bien plus nuancée, marquée par des salaires dérisoires, le favoritisme politique et un manque de reconnaissance professionnelle.
Le 20 septembre 2025, dans l’hémicycle de Kigobe, le professeur François Havyarimana a été interpellé par les députés au sujet de la fuite des cerveaux dans le secteur médical. Les élus s’interrogeaient notamment sur la situation des étudiants envoyés à l’étranger pour des études ou des stages, mais qui ne reviennent pas exercer au Burundi.
Le ministre a alors soutenu que ces jeunes médecins ne rentraient pas faute de motivation, mais parce qu’ils seraient victimes d’une « illusion que la vie en Europe est meilleure qu’au Burundi ». Il a ajouté que les médecins burundais bénéficiaient déjà d’avantages dans leur pays et qu’ils devraient faire preuve de patriotisme.
Ces propos ont suscité de vives réactions. Burundi Facts a mené une vérification en recueillant le témoignage d’un médecin burundais aujourd’hui en poste en Europe, sous couvert d’anonymat pour protéger sa famille restée au pays, et en analysant les positions de l’ONG PARCEM (Parole et Action pour le Réveil des Consciences et l’Évolution des Mentalités).
« Nos diplômes sont dévalorisés »
Contrairement aux déclarations du ministre, le médecin contacté décrit une situation professionnelle étouffante qui pousse nombre de ses collègues à partir.
« Nos diplômes n’ont aucune valeur ici. Peu importe les sacrifices ou le niveau atteint, sans connexions politiques, vous n’êtes pas reconnu comme un professionnel », explique-t-il.
Selon lui, de nombreux médecins n’ont jamais été recrutés simplement parce qu’ils n’étaient pas politiquement alignés.
« Nous ne demandons pas de privilèges. Nous voulons seulement travailler dans un environnement où la compétence est respectée », poursuit-il.
Des départs légaux et structurés
Contrairement à l’idée d’une « fuite » incontrôlée, une partie importante de ces départs se fait dans le cadre de partenariats universitaires formels. Beaucoup sont envoyés comme « stagiaires associés » dans des institutions hospitalo-universitaires européennes, dans le cadre de programmes de mobilité encadrés par des conventions internationales. Une fois à l’étranger, ils trouvent de meilleures conditions de travail et sont rapidement intégrés dans des systèmes de santé souvent en manque de personnel qualifié.
Dans ce contexte, l’argument du ministre perd de sa pertinence : les différences de rémunération et d’environnement professionnel entre le Burundi et l’Europe sont flagrantes.
Un écart salarial décourageant
L’un des obstacles majeurs est le salaire. Au Burundi, un médecin spécialiste gagne environ 800 000 francs burundais par mois, soit environ 100 euros.
À titre de comparaison :
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Au Rwanda, un médecin du même niveau perçoit autour de 800 dollars américains ;
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Au Kenya, cette rémunération dépasse souvent 2 000 dollars ;
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En Europe, les médecins stagiaires dans le cadre de la coopération universitaire touchent entre 1 400 et 2 000 euros, avec possibilité de négocier davantage par la suite.
« Avec 100 euros par mois, comment voulez-vous qu’un médecin vive décemment, surtout s’il a une famille ? Et quand on sait que les conditions de travail sont souvent très difficiles, sans équipements adéquats, cela devient insupportable », déplore le médecin interrogé.
Il devient dès lors difficile de convaincre ces professionnels de revenir au pays après avoir connu un cadre de travail plus stable et valorisant.
Le favoritisme politique pointé du doigt
Autre facteur clé : le favoritisme politique. Selon le médecin interrogé, beaucoup restent à l’étranger non par choix de confort, mais parce que le système local ne leur permet pas d’exercer dans la dignité. Les postes stratégiques sont souvent attribués en fonction de la loyauté au parti au pouvoir, au détriment des compétences.
L’ONG PARCEM a confirmé ce constat lors d’une conférence de presse le 21 septembre 2025 à Bujumbura.
Faustin Ndikumana, son directeur national, a déclaré :
« Imaginez-vous, un médecin qui a fait des années d’études pour sauver des vies est payé moins qu’un député avec un niveau primaire. Valorisez l’intelligence, ce sont les intellectuels qui sauvent un pays. »
Des inégalités choquantes
Selon les informations vérifiées, un député burundais touche plus de 3 millions de francs burundais par mois, soit environ quatre fois plus qu’un médecin spécialiste. À cela s’ajoutent des avantages importants : primes, per diem, véhicules de fonction. Le contraste est d’autant plus frappant que certains députés ont un faible niveau d’instruction, bien qu’ils participent à l’élaboration de lois cruciales.
Des solutions existent
La majorité des experts interrogés s’accordent sur une série de mesures simples pour inverser cette tendance : revalorisation salariale, reconnaissance des compétences et gestion des ressources humaines basée sur le mérite.
En Europe, les médecins bénéficient non seulement de salaires décents, mais aussi d’un environnement propice à la recherche, à la formation continue et à l’épanouissement professionnel.
« Ce n’est pas qu’on ne veut pas rentrer », insiste le médecin.
« Mais rentrer pour quoi ? Pour gagner 100 euros ? Pour être bloqué parce qu’on n’a pas la bonne carte du parti ? Pour travailler sans outils et sans reconnaissance ? »
Conclusion
Les propos du ministre François Havyarimana tendent à minimiser une crise bien réelle. La fuite des cerveaux médicaux n’est pas un mythe, mais une conséquence logique d’un système qui ne valorise ni le savoir, ni la compétence. Les médecins qui restent à l’étranger ne fuient pas leur pays par désamour, mais parce que le climat socio-professionnel actuel ne leur permet pas de contribuer efficacement.
Plutôt que d’évoquer une simple « illusion de vie européenne », les autorités gagneraient à écouter les réalités du terrain, à revaloriser les salaires, à mettre fin au favoritisme et à construire un système de santé fondé sur le mérite et l’excellence.
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Photo : Photo d’un groupe de médecins burundais accueillis en France pour un séjour de spécialisation, un programme qui avait suscité une vive polémique en 2023. © DR