Alors que les pénuries d’eau persistent à Bujumbura, les explications avancées par la REGIDESO pointent du doigt des facteurs extérieurs : guerre en Ukraine, tensions au Moyen-Orient, retards d’acheminement des équipements ou encore urbanisation rapide. Mais ces arguments suffisent-ils à justifier les graves difficultés d’accès à l’eau potable dans la capitale économique du Burundi ? Une enquête rigoureuse révèle que les racines de la crise sont avant tout internes, liées à des défaillances de gouvernance, des recrutements politisés, des pratiques opaques et des infrastructures vieillissantes.
Dans une récente intervention sur la Télévision Isanganiro, le Directeur général de la REGIDESO (Régie de production et de distribution de l’eau et de l’électricité) a expliqué les pénuries actuelles par une série de facteurs externes :
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la guerre en Ukraine,
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les conflits au Moyen-Orient,
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les perturbations dans les chaînes d’approvisionnement,
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et l’urbanisation non planifiée de Bujumbura.
Mais qu’en est-il réellement ? Plusieurs de ces éléments contiennent une part de vérité, mais leur mise en avant semble surtout occulter les dysfonctionnements internes de l’entreprise publique.
Ce qui est vrai : des infrastructures dépassées et des retards d’équipement
Urbanisation galopante et réseau obsolète
Sur ce point, le DG n’a pas tort : le système de distribution d’eau de Bujumbura repose toujours, à 95 %, sur un réseau hérité des années 1980. Le dernier grand projet date de 1985, conçu pour une population estimée jusqu’en 2005. Or, depuis, la ville a connu une explosion démographique. Des quartiers périphériques comme Gihosha, Winterekwa, Buterere ou Kanyosha ont émergé sans viabilisation adéquate. Les infrastructures n’ont pas suivi cette expansion.
Retards d’importation d’équipements
Il est également exact que certains retards sont dus à des tensions géopolitiques internationales. La guerre en Ukraine et les troubles en mer Rouge ont désorganisé certaines chaînes logistiques. Des équipements essentiels à la modernisation des installations, notamment ceux transportés par voie maritime, peuvent mettre jusqu’à six mois à arriver.
Ce que la REGIDESO minimise : une gouvernance en crise
Mais ces facteurs ne sauraient occulter les vraies raisons de la dégradation du service, largement ancrées dans la gestion interne de l’entreprise.
Recrutements clientélistes
Selon un ancien cadre de la REGIDESO, les embauches sont soumises à une forte influence politique. Le parti au pouvoir favoriserait des candidats affiliés à la ligue des jeunes Imbonerakure, au détriment de critères de compétence. Les concours de recrutement seraient biaisés pour garantir l’entrée de profils politiques.
Détournements non sanctionnés
Cette même source évoque des cas de vol de matériel par certains agents protégés par des réseaux politiques. Plutôt que de faire face à des sanctions, ces individus seraient simplement affectés à d’autres régions, entretenant une culture de l’impunité. « La REGIDESO a développé une culture de la médiocrité depuis l’avènement du parti au pouvoir », confie cet ancien responsable.
Une gestion opaque des marchés publics
La REGIDESO est également critiquée pour son manque de transparence dans l’attribution des marchés. Gabriel Rufyiri, président de l’Observatoire de lutte contre la corruption et les malversations économiques (OLUCOME), dénonce une pratique systématique de marchés attribués sans appel d’offres clair, souvent à des proches du pouvoir.
« Tant que la passation des marchés publics reste opaque, il ne peut y avoir ni efficacité ni redevabilité dans les grands projets d’eau », déplore-t-il.
Une dette colossale passée sous silence
Autre élément absent du discours officiel : la situation financière alarmante de la REGIDESO. L’entreprise publique cumule une dette supérieure à 262 milliards de FBu (plus de 90 millions USD). Cette charge financière limite considérablement ses capacités d’investissement dans les infrastructures, freinant toute modernisation durable du réseau.
Ce que disent les experts : absence de planification et solutions négligées
Pour Gaspard Kobako, expert en planification urbaine, le cœur du problème est structurel : « La crise de l’eau à Bujumbura est d’abord une question de planification. Il faut concevoir un système capable de capter l’eau des rivières périphériques comme Ntahangwa ou Kanyosha, et pas seulement dépendre du pompage depuis le lac Tanganyika. »
Conclusion : un discours partiellement vrai, mais largement incomplet
Les déclarations du Directeur général de la REGIDESO comportent des éléments vérifiables, notamment sur les défis logistiques et l’expansion urbaine. Toutefois, elles occultent des réalités essentielles : une gouvernance fragilisée par le clientélisme, des détournements tolérés, des pratiques opaques et une dette écrasante.
Des pistes pour sortir de l’impasse
Face à cette crise durable, plusieurs réformes structurelles sont incontournables :
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Audit indépendant de la REGIDESO, en particulier sur les processus de recrutement et la passation des marchés ;
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Renforcement de l’expertise technique, via des partenariats avec des ingénieurs qualifiés, extérieurs aux circuits politiques ;
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Ouverture à la concurrence, pour sortir du monopole actuel et encourager des solutions innovantes ;
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Planification urbaine intégrée, en tenant compte de l’extension des quartiers et en exploitant de manière durable les ressources hydriques disponibles.
Tant que ces chantiers ne seront pas engagés avec courage et transparence, les pénuries d’eau à Bujumbura risquent de perdurer — et avec elles, l’exaspération croissante de la population.
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Photo : Des habitants patientent pour puiser de l’eau à un robinet public. © Yaga